n°104, Zerodeux
Texte rédigé sur l’exposition
Amours marguerites et troubadours,
CAC Passerelle (Brest)
En rentrant dans l’exposition, ma première impression est directe et instinctive : je me sens étonnamment attendu. La douceur abonde de l’espace. Elle me semble destinée personnellement. Durant toute la visite, ce sentiment sera présent et constant. Œuvres après œuvre, il se conforte en moi et me touche. Je ne parle pas ici d’une émotion mielleuse et niais, mais d’une certaine force sensible, tout en subtilité et pudeur. Quelque chose qui serait peut-être de l’ordre d’un souvenir de l’enfance, de ce désir nostalgique de trouver une place à soi, sans que je puisse toutefois l’identifier réellement.
Le centre d’art Passerelle de Brest présente pour la première fois en solo l’œuvre d’Emma Sefefrian. L’exposition Amours, marguerites et troubadours fait suite au programme de résidence les chantiers, consacrée à la mise en valeur de la création plastique de jeunes artistes. Dans ce cadre, l’ensemble des œuvres présenté sont toutes sans exception des productions inédites. Pendant cette période de résidence, l’artiste a effectué un impressionnant travail de production plastique d’une très grande qualité formelle et esthétique.
En expérimentant cet zone ouverte, Emma aborde avec une certaine délicatesse ces questions singulières de la place et de l’insertion d’une personne au sein d’une famille, d’un groupe ou d’un espace. Le titre même de l’exposition évoque ce sujet, puisqu’il est tiré de la série américaine teenager Gilmore Girls. Elle raconte l’histoire d’une relation fusionnelle entre une mère célibataire et sa fille. Je l’avoue sans honte, cette fiction good vibes est d’ailleurs l’un de me pécher mignon.
Ce rapport à la place s’incarne par exemple dans la série des trois peintures inspirée par les représentations religieuses de Saint Mathieu : Elle fut la sienne, la notre un instant (1), (2) et (3). Dans la peinture de la Renaissance, l’évangéliste est représenté régulièrement
dans un espace trouble entre l’extérieur et l’intérieur, créant une forme de confusion des architectures et de la perspective. Dans sa peinture, Emma reprend les motifs de cette scène sainte, en effaçant toutefois la figure de l’homme de foi. L’attention est portée précisément sur cette zone de intermédiaires entre le dedans et le dehors. Vidés de cette présence, le décor et son caractère intime deviennent les sujets de l’œuvre.
Le geste de l’artiste est pensé dans le quotidien. Il naît de la liberté offerte par l’espace de l’atelier. Il devient le « vrai lieu ¹ » ; cette espace où le sujet se laisse absorber dans une pure activité créativité, où l’élaboration d’œuvres devient une présence rassurante, là où le sentiment d’existence s’intensifie. D’ailleurs, les formes plastiques découlent des différentes pratiques que l’atelier permet : peintures, céramiques, tapisseries, canevas et broderies. Traditionnellement, ce sont des techniques assignées aux femmes qui se transmettent par la filiation matriarcale et l’espace de la sororité. C’est ainsi que l’artiste a choisi de présenter, à côté de ses œuvres, le canevas Filles du vent, représentant un bouquet de fleurs, réalisé par sa grand-mère.
Emma convoque une constellation mouvante des relations affectives autour de la famille. Pour la philosophe Claire Marin, cette question de la place est aussi celle de la réappropriation personnelle d’un héritage familial². Dans son travail, l’artiste navigue volontairement ainsi entre plusieurs mondes ; celui de la culture arménienne d’où elle tire ses origines paternelles, celui de la culture bretonne maternelle, en passant par sa propre expérience. Elle exprime cette fluctuation dans son œuvre par une forme de déplacement constant entre les médiums, les références, les héritages, pour formes des objets composites, autant dans leur forme et que dans leur fond. Les ornementations et les techniques utilisées pour les tapis où les céramiques sont tirées par exemple de l’art traditionnel arménien du XVe siècle : Brille la lampe inextinguible, Au cœur du ciel obscure, Sémiophores (1 à 13), etc. Le travail de broderie et de petits crochets est une référence à sa grand-mère maternelle d’origine bretonne.
La visite de l’exposition est accompagnée par un fonds sonore. En plus de sa pratique de plasticienne, Emma à une activité de DJ. Cette ambiance environnante est un assemblage de diverses lectures de poèmes et romans arméniens, anglais et français, anciens et contemporains : La présence de Joséphine Raine, Dans la chambre de Henrig Etoyan, Arménie de Hovhannès Krikorian, Hystery-Hystoire de Susan Saxe, etc. Ces différentes œuvres littéraires évoquent des espaces d’intérieure et des objets. Dans la bande, elles sont accompagnées par une sélection de morceaux de musique issus de troubadours arméniens contemporains, ainsi que d’un chant de son propre grand-père paternel. En offrant des mots et une musicalité comme supports, cette œuvre sonore crée une forme de circulation fluide et poétique entre l’ensemble des objets présentés dans cette très belle exposition. Le « vrai lieu » est aussi celui qui relie ensemble les différentes lignes de vie d’un même sujet.
¹ Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretien avec Michelle Porte, Paris : Ed. Gallimard, coll. folio, 2022.
² Claire Marin, Être à sa place, Paris : Ed. de L’Observatoire, 2022, pp. 9-17.
n°104, Zerodeux
Texte rédigé sur l’exposition
Amours marguerites et troubadours,
CAC Passerelle (Brest)
En rentrant dans l’exposition, ma première impression est directe et instinctive : je me sens étonnamment attendu. La douceur abonde de l’espace. Elle me semble destinée personnellement. Durant toute la visite, ce sentiment sera présent et constant. Œuvres après œuvre, il se conforte en moi et me touche. Je ne parle pas ici d’une émotion mielleuse et niais, mais d’une certaine force sensible, tout en subtilité et pudeur. Quelque chose qui serait peut-être de l’ordre d’un souvenir de l’enfance, de ce désir nostalgique de trouver une place à soi, sans que je puisse toutefois l’identifier réellement.
Le centre d’art Passerelle de Brest présente pour la première fois en solo l’œuvre d’Emma Sefefrian. L’exposition Amours, marguerites et troubadours fait suite au programme de résidence les chantiers, consacrée à la mise en valeur de la création plastique de jeunes artistes. Dans ce cadre, l’ensemble des œuvres présenté sont toutes sans exception des productions inédites. Pendant cette période de résidence, l’artiste a effectué un impressionnant travail de production plastique d’une très grande qualité formelle et esthétique.
En expérimentant cet zone ouverte, Emma aborde avec une certaine délicatesse ces questions singulières de la place et de l’insertion d’une personne au sein d’une famille, d’un groupe ou d’un espace. Le titre même de l’exposition évoque ce sujet, puisqu’il est tiré de la série américaine teenager Gilmore Girls. Elle raconte l’histoire d’une relation fusionnelle entre une mère célibataire et sa fille. Je l’avoue sans honte, cette fiction good vibes est d’ailleurs l’un de me pécher mignon.
Ce rapport à la place s’incarne par exemple dans la série des trois peintures inspirée par les représentations religieuses de Saint Mathieu : Elle fut la sienne, la notre un instant (1), (2) et (3). Dans la peinture de la Renaissance, l’évangéliste est représenté régulièrement
dans un espace trouble entre l’extérieur et l’intérieur, créant une forme de confusion des architectures et de la perspective. Dans sa peinture, Emma reprend les motifs de cette scène sainte, en effaçant toutefois la figure de l’homme de foi. L’attention est portée précisément sur cette zone de intermédiaires entre le dedans et le dehors. Vidés de cette présence, le décor et son caractère intime deviennent les sujets de l’œuvre.
Le geste de l’artiste est pensé dans le quotidien. Il naît de la liberté offerte par l’espace de l’atelier. Il devient le « vrai lieu ¹ » ; cette espace où le sujet se laisse absorber dans une pure activité créativité, où l’élaboration d’œuvres devient une présence rassurante, là où le sentiment d’existence s’intensifie. D’ailleurs, les formes plastiques découlent des différentes pratiques que l’atelier permet : peintures, céramiques, tapisseries, canevas et broderies. Traditionnellement, ce sont des techniques assignées aux femmes qui se transmettent par la filiation matriarcale et l’espace de la sororité. C’est ainsi que l’artiste a choisi de présenter, à côté de ses œuvres, le canevas Filles du vent, représentant un bouquet de fleurs, réalisé par sa grand-mère.
Emma convoque une constellation mouvante des relations affectives autour de la famille. Pour la philosophe Claire Marin, cette question de la place est aussi celle de la réappropriation personnelle d’un héritage familial². Dans son travail, l’artiste navigue volontairement ainsi entre plusieurs mondes ; celui de la culture arménienne d’où elle tire ses origines paternelles, celui de la culture bretonne maternelle, en passant par sa propre expérience. Elle exprime cette fluctuation dans son œuvre par une forme de déplacement constant entre les médiums, les références, les héritages, pour formes des objets composites, autant dans leur forme et que dans leur fond. Les ornementations et les techniques utilisées pour les tapis où les céramiques sont tirées par exemple de l’art traditionnel arménien du XVe siècle : Brille la lampe inextinguible, Au cœur du ciel obscure, Sémiophores (1 à 13), etc. Le travail de broderie et de petits crochets est une référence à sa grand-mère maternelle d’origine bretonne.
La visite de l’exposition est accompagnée par un fonds sonore. En plus de sa pratique de plasticienne, Emma à une activité de DJ. Cette ambiance environnante est un assemblage de diverses lectures de poèmes et romans arméniens, anglais et français, anciens et contemporains : La présence de Joséphine Raine, Dans la chambre de Henrig Etoyan, Arménie de Hovhannès Krikorian, Hystery-Hystoire de Susan Saxe, etc. Ces différentes œuvres littéraires évoquent des espaces d’intérieure et des objets. Dans la bande, elles sont accompagnées par une sélection de morceaux de musique issus de troubadours arméniens contemporains, ainsi que d’un chant de son propre grand-père paternel. En offrant des mots et une musicalité comme supports, cette œuvre sonore crée une forme de circulation fluide et poétique entre l’ensemble des objets présentés dans cette très belle exposition. Le « vrai lieu » est aussi celui qui relie ensemble les différentes lignes de vie d’un même sujet.
¹ Annie Ernaux, Le vrai lieu. Entretien avec Michelle Porte, Paris : Ed. Gallimard, coll. folio, 2022.
² Claire Marin, Être à sa place, Paris : Ed. de L’Observatoire, 2022, pp. 9-17.